Note de lecture de Dominique Zinenberg sur Hors Cadre (Récits) de Mireille Diaz Florian
Louons d’abord le travail de l’éditeur qui apporte un soin de passionné à chacun des livres d’artiste qu’il publie. Sobriété, artisanat, couleur bistre du papier, typographie élégante et mise en valeur des tableaux. Merci donc à Luc Vidal qui offre par ailleurs une Postface aux six récits de Mireille Diaz Florian.
Avec Hors Cadre, Mireille Diaz Florian compose des récits envoûtants à même la chair particulière de chaque tableau choisi. La première de couverture est la reproduction partielle du tableau de Francisco de Zurbaràn, Santa Casilda que l’on retrouvera dans sa totalité avant la cinquième nouvelle du recueil à savoir « Alcazar ».
Le recueil s’ouvre avec « La Chambre » de Vincent Van Gogh : ce sera la seule fois où le titre du tableau et le titre de la nouvelle coïncideront à une nuance près : le C majuscule de Chambre devient minuscule dans la nouvelle ! C’est aussi le seul récit qui ne se divise pas en chapitres mais qui, déjà, prend en compte l’alternance d’un « il » et d’un « elle », comme respiration intérieure du récit.
Le second récit concerne un tableau de Wilhem Hammershoi, « Intérieur » : une porte ouverte permet à celui qui regarde de voir une partie d’une salle à manger. Ainsi, comme dans le tableau de Vincent Van Goh, notre œil ne dispose que d’objets dans un espace où ceux qui y vivent ne sont pas là. Dans ce cadre en mi teintes, les ocres et les bruns dominent, de même qu’une impression de vie bourgeoise, bien rangée. (C’est un autre contraste avec le tableau du premier récit dont la chambre solaire est néanmoins rudimentaire !) De ce décor vont surgir des personnages pris dans les rets des désirs et du quotidien : il y aura Dina, maîtresse de maison et pianiste, nostalgique d’une enfance où sa sœur Hanne ne l’avait pas quittée pour un lieu trop lointain ; il y aura Jens venu ce jour-là pour couper du bois ; Kirsten, la voisine ; Henrick, son mari, plein d’égards qui « savait qu’une part d’elle-même lui échapperait toujours » (p. 23) ; Hanne aussi relisant « la dernière lettre de sa sœur » (p.27) et enfin Wilhem, le peintre. La nouvelle se structure comme un puzzle, en une journée diffractée dans plusieurs consciences prises dans les faisceaux secrets des passions.
La troisième nouvelle s’intitule « Les pas » et s’élabore à partir de la peinture de Francisco de Zurbaràn, « La vierge enfant endormie ». Myriam c’est l’enfant, Joachim est son père, Sarita, sa gouvernante qui l’a laissée s’échapper en plein soleil à l’heure de la sieste, Ana est la mère, absente ce jour-là de la maison et Francisco est le frère et le peintre : « … Il est entré discrètement. Myriam est assise dans la pénombre. Une lumière douce éclaire son visage. Elle a posé son livre sur ses genoux. D’un doigt, elle marque une page. Elle a fermé les yeux. Elle semble ne rien percevoir de ce qui l’entoure. On pourrait la croire endormie. Il la regarde, fasciné par son immobilité.
Il s’est avancé vers la fenêtre pour écarter les tentures. Elle n’a pas bougé. Il s’est assis à l’écart dans un angle d’où il peut saisir l’ensemble de la scène. L’ombre gagne peu à peu. Il voit maintenant le décor d’une chambre. Il le connaît. L’ébauche du tableau en révélera le détail. Sur la commode au tiroir entrouvert, il placera dans une coupe des roses et des lys. À lui seul, le symbole signera le caractère religieux qu’attendent les moniales. » (P. 47)
« L’attente » est le titre du quatrième récit : en exergue le tableau de Johannes Vermeer, « Femme lisant une lettre » : un intérieur, une femme enceinte et des voix distinctes pour préciser les attentes, la vie secrète, les frictions familiales, les intérêts divergents, le sens de la propriété et du pouvoir : Grete est la jeune femme enceinte lisant une lettre, Jan est le mari, Marike, celle qui aidera son ancienne maîtresse lors de son accouchement, Erna, la sœur et Johannes, le peintre, à qui Jan a commandé un portrait de sa femme enceinte. (P. 56) Au dernier chapitre, le regard du peintre s’empare du mystère de la jeune femme et saisit ce qu’il fixera à tout jamais sur la toile faisant vibrer la vie, la lumière, les pudeurs : Elle était revenue avec une lettre dont les pliures révélaient une lecture fréquente. Elle en évoqua brièvement l’origine. Son visage s’était animé ; tout son corps vibrait de l’audace de la confidence. Il lui proposa de la relire durant la pose. On apercevrait en contre-champ, sur la carte de géographie, le monde ouvert sur l’immensité. On s’attarderait longuement sur la présence silencieuse de Grete. Avec le peintre, on devinerait le remuement de la vie intérieure.
Lorsqu’elle quitta l’atelier, la nuit étanchait les derniers éclats du jour sur le canal. (P.65)
« Santa Casilda » est le cinquième tableau. De nouveau, l’Espagne et Francisco de Zurbaràn et une histoire Alcazar dont l’héroïne est Casilda. À l’origine de l’œuvre la vision furtive, incongrue d’une jeune fille s’enfuyant par une porte dérobée en contrebas de l’alcazar. Il a fermé les yeux. Il a oublié ce qui, quelques instants auparavant alimentait sa mélancolie. Il porte en lui la trace indélébile d’un regard, la pâleur de la main sur le pan d’une robe, le frémissement du souffle, le pas pressé qui donne à la silhouette la grâce de l’envol. (P.71) Il y aura dans ces pages admirables de la nouvelle plusieurs destins croisant aussi bien la jeune fille que la peinture : l’épaisseur du temps, la fascination pour le tableau dans lequel on peut saisir l’émoi du besoin de fuir.
« Ombre portée » est le dernier texte. Il est inspiré par « Intérieur au violon » de Matisse. Une fenêtre, des persiennes, un étui de violon ouvert et recouvert d’un tissu bleu : nul humain sur la toile mais l’ombre portée de vies ardentes, bouleversées, chavirées par l’Histoire et scandées par des nécessités artistiques variées. La peinture, la photographie, la musique, l’écriture.
Le titre Hors Cadre n’a pas été choisi d’emblée. Il fut d’abord question, comme l’avoue l’auteure dans la Postface, d’appeler ce recueil de récits, Histoires dans le tableau. Le cheminement intellectuel conscient ou inconscient qui fait basculer d’un titre à l’autre est quelque chose de mystérieux, mais l’apport magique de l’adoption du titre définitif est considérable. Bien sûr que les histoires dépendent des tableaux, naissent des tableaux et sont subtilement liées à eux, mais une force littéraire et poétique déborde hors le cadre précis du tableau et chaque récit garde une telle autonomie qu’il serait saisissant et suffisant à lui-même même sans le support de la peinture.
Chacun des personnages des six histoires ressent l’urgence de sortir de son cadre. Il est à ce titre symptomatique que le premier récit, celui qui concerne Vincent Van Gogh commence par « Il est sorti ». Or, sortir, s’échapper, s’émanciper, fuir, voilà le dessein clair ou obscur de tous les protagonistes des récits. Sortir du cadre, du carcan des contraintes sociales, de la prison mentale (Vincent Van Gogh), de l’enfance (Myriam dans Les pas), de l’étouffement familial dans L’attente, de l’austérité carcérale de l’Alcazar pour vivre sa passion amoureuse comme Casilda, (« Casilda a franchi le seuil au-delà duquel commence un chemin enténébré. Elle-même n’y pourra rien. » P.73) ou de préserver sa part de mystère, de jardin secret à travers le rêve, la nostalgie, la musique comme dans Intérieur. Jour ou Ombre portée.
À chacun sa manière pour avoir accès à sa part d’intimité et de liberté, quel qu’en soit le prix à payer. Que l’on soit dans l’austère Espagne du peintre Zurbaràn, à Delft avec Vermeer, à Arles avec Van Gogh ou sans doute à Prague, malgré Matisse et la pénombre méridionale du cadre de la peinture dans Ombre portée, ce qui rend vivants les personnages c’est la force du désir d’exister, de se réaliser, d’échapper au regard étroit des autres. Et par-delà les personnages, ce sont les peintres eux-mêmes qui par leur geste d’artiste affirment ce besoin vital de singularité et d’audace.
Mais je tiens aussi à louer pour finir le talent littéraire de Mireille Diaz Florian. Je tiens à dire avec force la beauté de la composition des récits, la qualité de ses descriptions, la rigueur classique de ses phrases, leur clarté, leur ciselure, leur précision. Elle réussit comme Madame de La Fayette ou comme Pascal Quignard à cerner la passion, les émois les plus fins, le feu sous la glace et tout cela avec élégance mais aussi pudique lyrisme.