Une lecture subtile par Dana Shishmanian du Chiendents de Victor Saudan “Lieux-dits” avec des peintures de Annegret Eisele
« Dire les lieux au moment de leur expérimentation – une verticale dans l’horizontalité de l’être. » (l’auteur)
C’est ainsi que le poète définit son entreprise, dans une dédicace au lecteur – cet Autre « je » à travers qui on se découvre soi-même tout en niant son « je » propre ou, autrement dit, en en inventant un « autre »… Un autre jeu du je : facile mais ô combien révélateur jeu de mots dont toute poésie se nourrit comme d’un monde suspendu, car la poésie est la plante virtuelle qui pousse d’un terreau sans attaches terriennes bien que tous lieux sur terres puissent lui servir de « sources d’inspiration » autrement dit, d’occasions de dire des non-dits. C’est sans doute d’ailleurs la raison pour laquelle ce dernier recueil du poète s’appelle, pour susciter en nous quelque clé de lecture, Lieux-dits… Ils sont lieux, parce que dits, et seulement autant qu’ils sont dits par le je-poète ; ils sont dits pour autant qu’ils sont reconnus et recréés comme lieux par le je-poète…
Déjà remarquée (voir la préface d’Eva-Maria Berg à son précédent recueil, Intervalles, parus aux même éditions en février 2021), la propension du poète suisse vers les vécus de l’instant – ces interstices dans le réel, qu’il soit fait de lieux, de faits du quotidien ou de l’histoire, ou enfin d’êtres, humains ou non humains – marque une libération de l’emprise de l’espace-temps. Il s’agit en même temps d’une poussée originaire d’où jaillit l’écriture et d’une trouvaille au bout de l’écrit lui-même, dans la mesure où, justement, se crée ainsi un subtil écho de sujet à sujet au travers d’un objet en osmose, distinct du soi et pourtant intégré à soi, car non seulement perçu mais dit…
Dans ce nouveau recueil, l’immédiateté de la perception, qui s’avère en fait abyssale et vertigineuse, pousse le poète-flâneur à survoler « un monde en chute » et à « habiter au-dessus de l’abîme », se perdant dans des révélations déconcertantes, issues malgré tout de la simple observation de l’environnement : « dans quelle mesure un lieu existe-t-il en tant que tel / au-delà / d’un regard »… « et si tout était à venir / et si tout était là »…. (Par les vallées). En tout cas, « l’énigme est là » – et elle s’appelle Poésie.
Ainsi l’instantané s’absout de toute durée tout en plongeant dans les « temps immémoriaux » d’un geste éphémère : le café noir du matin, bu à une « table pour écrire » au milieu d’amis, d’étrangers… (Éloge du bistrot). Dans le monde perçu de près – les ruines d’une abbaye (Lucelle), des plantes (Dans mon jardin, Lierre), la plage (Sur le sable), de vieux remparts et une cathédrale (Revoir Langres), l’eau frémissante (Sur le lac) – l’auteur est en même temps un intrus et un abstrus : il y pose sa « table pour écrire » virtuelle, il décrit comme on décrie, comme on décortique, comme on défait, dans une « absence/ disparition/ apparition » derrière les choses, en suivant « une spirale vers le néant », en restant/devenant « toujours le même/ toujours un autre », dans une « angoisse du vide/ envie d’angoisse », par un « besoin de me retrouver/ morceaux par morceaux/ corps désarticulé », pour danser « au-delà de toute pesanteur », « pour remplir/ le vide/ pour monter plus haut », tout en flânant « pas à pas/ vers une transe/ des ombres en correspondance », quand « le même et le différent/ deviennent un » et des « constellations perdues » s’insinuent « entre extérieur et intérieur/ couches invisibles », alors que l’eau du lac est « encre noire bouillante »…
Toute cette stratégie de l’écriture-continue en abstrusion au milieu du « monde » a paradoxalement le but d’un plus grand rapprochement du poète de ses « semblables », ses « frères » ; en se dépouillant jusqu’à la simple conscience perceptive immédiate qui guide la main qui écrit, il retrouve ainsi, plus près, son humanité génuine (comme on le voit presque explicitement dans le poème qui clôt ce recueil : Et maintenant faire le ménage). Le besoin de communication se fait sentir comme un second fil rouge, implicite, du recueil, surtout en réaction au confinement imposé qui a rendu désertes et muettes les rues, a décrété « l’interdiction d’aller chez l’autre » (Village près de la frontière), et a installé « la méfiance réciproque », « l’angoisse de l’autre », et ce silence forcé de fin du monde où tout voyage est « peut-être le dernier » (Train pour Milan).
Victor Saudan nous dévoile un laboratoire d’exercices spirituels autant que d’alchimie verbale, aussi minimaliste qu’efficace. Citons deux morceaux ciselés en or pur :
Saule soleil
soleil saule
seul
dans les ténèbres
de janvier
tu sors
du sol boueux
soleil du matin
resplendissant
explose
d’énergie solitaire (…)
à vivre
tu m’aides vraiment
soleil saule
solidaire
les jours
de grisaille
de pluie
de brouillard (Le saule, p. 18)
Surgit, une lueur, un scintillement, un flamboiement
les cimes des arbres les plus hautes
s’embrasent rouge or habillées de la lumière
les nuages ont disparu
derniers rayonnements du jour
comme une apparition
de ce qui ne sera plus jamais visible. (Sur le chemin, p. 35)
De telles exquises épiphanies de l’éphémère remplissent d’émerveillement : merci, poète !
©Dana Shishmanian